« L’Ukraine est à un carrefour des civilisations : elle doit choisir »
Igor Pomerantsev, essayiste et journaliste
Mardi 13 octobre à la Fondation Robert Schuman
Igor Pomerantsev compte un grand-père et un oncle qui subirent la répression stalinienne, dans l’Union soviétique des années 1930, tandis que son père était un journaliste membre du parti communiste, mais lui aussi antistalinien. « Dans ma famille, on avait du respect pour les opprimés », explique-t-il. Né à Saratov en Sibérie, installé en République socialiste soviétique d’Ukraine, notamment à Tchernivtsi (Tchernowitz), dans l’ouest, où il poursuivit ses études, il fut à son tour inquiété par le KGB en 1976. Deux ans plus tard, il parvint à passer à l’ouest, en Allemagne puis au Royaume-Uni, où il commença à travailler pour la BBC.
Devenu citoyen britannique, il n’a cessé depuis de diffuser des informations à destination de l’URSS puis des pays issus de la dislocation du système soviétique en 1991, d’abord à la BBC puis à Radio Free Europe. Il partage depuis des années sa vie entre Londres et Prague et séjourne régulièrement en Ukraine. Il y a quelques mois, il a produit un documentaire télévisé à Kharkhov, grande ville de l’est du pays, située à trente kilomètres de la frontière avec la Russie et à 150 kilomètres du front opposant l’armée régulière ukrainienne et les forces sécessionnistes des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, soutenues par Moscou.
« Quelle est donc cette guerre ? » a questionné Igor Pomerantsev lors d’un petit-déjeuner débat organisé par la Fondation Robert Schuman mardi 13 octobre. « La Russie insiste pour dire qu’il s’agit d’une guerre civile et, bien sûr, il y a des facteurs qui vont dans ce sens. Mais si ce n’était que cela, l’armée régulière ukrainienne en viendrait à bout en cinq ou six semaines ».
« L’Ukraine a essayé de monter dans le dernier wagon pour l’Europe »
« En fait, il faut replacer ce conflit dans une perspective historique », explique-t-il. « Ces dernières années, l’Ukraine a essayé de monter dans le dernier wagon du train qui rejoignait l’Union européenne. Elle voulait entrer enfin dans le 21° siècle. Le pays a été sur le point de signer un accord d’association avec l’UE en novembre 2013, mais le président de l’époque, Viktor Ianoukovitch, a fait volte face au tout dernier moment sous la pression de Moscou. Le peuple s’est alors révolté dans un instinct de survie, un réflexe, pour se tourner vers l’avenir ».
« La Russie ne cesse de contempler son passé impérial et colonial »
« La Russie, elle, ne cesse de regarder en arrière, de contempler son passé impérial et colonial », ajoute l’ancien dissident. « Tandis que l’Ukraine essaie de s’arracher de l’histoire soviétique, la Russie tente au contraire de la raviver. Elle veut à la fois renouer avec son passé impérial et avec son passé soviétique ».
« Un conflit entre culture de vie et culture de mort »
« J’y vois un conflit entre une culture de vie et une culture de mort », explique Igor Pomerantsev, qui revendique de s’exprimer en homme de lettres plus qu’en politologue. »La culture de mort valorise le culte du héros, du sacrifice. Elle peut être très attractive. Elle a conduit au goulag et peut aboutir au suicide de la nation russe. Elle pétrifie tout désir d’évolution, défend le conservatisme, l’immobilisme. Or les Ukrainiens ne veulent pas se laisser entrainer dans cette aspiration. Ils mènent une guerre de survie contre ce cancer qui cherche à se propager. Et le cancer se venge ».
« L’Ukraine doit prouver qu’elle mérite de vivre »
« Bien sûr, pendant des siècles, l’Ukraine n’a pas existé comme État indépendant », reconnait-il. « Mais il y avait une littérature, une musique, un style de vie, un folklore qui reflétait une culture autonome, une nation propre qui n’avait pas vraiment à se défendre car elle n’était pas constituée comme telle. Maintenant que le rêve de la nation s’est concrétisé en un État, celui-ci est attaqué et l’Ukraine doit accepter un nouveau paradigme : se battre pour survivre, prouver qu’elle mérite cette nouvelle réalité ».
« 1,3 million d’Ukrainiens ont fui leurs domicile »
« Face à une agression russe évidente, il s’agit bien d’une guerre pour la survie, pour ne pas mourir, alors même que le pays est très fragile et affronte des problèmes colossaux », souligne le journaliste. « On estime que plus de deux millions d’Ukrainiens ont fui leurs domicile, principalement en Crimée et dans les territoires de Lougansk et de Donetsk, dont 1,4 millions sont toujours en Ukraine. Cela pèse d’un poids très lourd sur un pays qui reste vraiment pauvre ».
« Le cheval de Troie des territoires sécessionnistes »
« La sécession des territoires de Lougansk et de Donetsk est un scénario possible », convient-il. « Peut-être même souhaitable? L’État, bien sûr, affirme qu’il se battra pour chaque pouce de terrain mais moi je me demande, en tant qu’intellectuel, si le maintien de ces territoires dans le pays n’agirait pas comme un cheval de Troie. Peut-être faut-il choisir entre la souveraineté et l’intégrité territoriale. Car si ces territoires demeurent, avec un statut sur mesure, nous aurons au parlement des oligarques ou des représentants de ces régions qui se prononceront contre le rapprochement avec l’Union européenne ».
« À l’Est, une certaine mentalité soviétique d’obéissance »
« Ce sont des territoires où subsiste une certaine mentalité soviétique d’obéissance résignée, d’attente que le pouvoir décide à votre place », argumente-t-il. « Le servage y était développé sous la férule de l’empire russe alors que l’ouest de l’Ukraine était sous l’influence austro-hongroise : un esprit bourgeois favorisant la propriété privée et la prise de responsabilités s’y est développé ».
« L’Union européenne est absolument nécessaire à l’Ukraine »
« L’Ukraine est à un carrefour des civilisations : elle doit choisir », résume Igor Pomerantsev. « L’Union européenne est absolument nécessaire pour elle comme pour les autres jeunes démocraties de l’Est européen. Il y a bien sûr les perspectives concrètes d’aide pour la construction d’infrastructures, pour la circulation des étudiants, pour l’amélioration du statut des six millions d’Ukrainiens travaillant déjà dans des pays de l’Union. Mais c’est aussi un enjeu pour enraciner la démocratie et l’état de droit ».
« Un million de volontaires dans les ONG qui maillent le pays »
« Quand la guerre sera finie, le plus grand problème de l’Ukraine, ce sera elle-même », prévient-il. « La corruption reste enracinée parce qu’à l’époque soviétique, elle permettait de survivre. Aujourd’hui encore, un professeur d’université à Kharkov gagne moins de mille euros par mois. Mais ce qui me rend optimiste, c’est qu’il y a un million de volontaires dans les diverses ONG qui maillent le pays. Cela structure une forme horizontale de gouvernance qui limite la verticale du pouvoir. Et c’est là que se trouvent les leaders politique de demain ».
« Le projet de Poutine, l’invocation du grand peuple russe »
« Moi-même, en tant que citoyen britannique, je suis plutôt sceptique envers l’Union européenne. Mais je sais qu’elle est indispensable pour l’Ukraine d’autant que de l’autre côté, la Russie est agitée des convulsions de l’agonie », conclut-il. « Le seul projet d’avenir de Poutine, c’est l’invocation de ‘la grande nation’ ou du ‘grand peuple’ russe confronté à l’hostilité des autres puissances. C’est un ancien KGBiste qui , quand il était agent en Allemagne, était chargé de recruter des agents en fouillant dans la vie privée des gens afin d’y trouver les failles qui lui permettaient d’exercer des pressions et de se les attacher. C’était du chantage. Ce sont encore ses méthodes aujourd’hui ».